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L’(in)formation de ce qui (s’é)meut I : une approche cyclonopédique de l’anthropologie



Si l’anthropologie est l’étude de ce que être humain veut dire, se pose la question intimement lié du rapport que nous entretenons avec les autres, humains et non-humains, mais aussi au non- vivant, et à ce que j’appellerai milieu pour inclure ce et ceux qui constituent notre monde. En s’inspirant d’une approche écologique des relations, cet essai propose que pour comprendre ce qu’est l’humain, nous ne devons pas nous attacher à ses attributs, c’est à dire à l’observation de différences et de similarités entre des groupes d’individus, mais nous intéresser aux processus par lesquels l’humain devient au monde dans sa complicité au milieu. Cet essai propose de décentrer l’humain des études anthropologiques pour penser une anthropologie du non-humain et plus particulièrement du non-vivant. Je m’intéresse ici à la manière dont le non-vivant, dans son couplage avec le vivant, devient force d’animation. La question que je me pose est celle de l’(in)formation du mouvement, de ce qui fait “soi” ou disons “personne” et société en passant par notre rapport à l’apriori inanimé. Plutôt que de poser la question du “qu’est ce que l’inanimé” ou du “qu’est-ce que l’humain”, comme si la réponse à ce qui donne vie se trouvait logée quelque part à l’extérieur ou à l’intérieur de ce fameux “soi”, je postule ici que le “soi” se trouve en fait dans le “comment”. Autrement dit, le “soi” est une question de processus, de relation, et en fait d’individuation en complicité avec l’apriori inanimé. Pour élaborer ma proposition, je la mettrai en perspective avec notamment la théorie des systèmes de Bateson, ainsi qu’avec d’autres auteurs ayant traité de l’écologie. Puis je tenterai d’évaluer ce que cette proposition implique en termes éthiques, ainsi que pour la pratique de terrain et de l’ethnographie.



Une approche cyclonopédique de l’anthropologie: mouvement du non-vivant


Cette approche est dite “cyclonopédique” pour à la fois faire référance au mouvement cyclique de la théorie de l’écologie, mais en se distinguant quelque peu de l’approche cybernétique. Kuklos signifiant « cercle », rattaché au suffixe pédie qui se réfère aux savoirs et à l’instruction, le terme cyclonopédie pose alors la question de savoir ce qui, comme pour le cyclone, instruit le mouvement dynamique de la vie. Une approche cyclonopédique comprend l’humain dans son rapport au milieu, dans ses relations au vivant et non-vivant. Selon cette approche avant tout relationnelle, les dichotomies humain-nonhumain, organique ou inorganique se trouvent mises en branle. Il ne s’agit pas ici de considérer des objets de manière isolée, inerte et inanimée, mais plutôt comme “chose” devenant force d’animation et gagnant en puissance dans son couplage avec d’autres ‘matérialités’ sur lesquelles le non-vivant vient adhérer (Ingold 2010). Il s’agit de voir ces choses en tant que système complexe duquel nous nous rendons complice de par notre présence. Une présence qui peut être incarnée ou désincarnée, c’est à dire qui se module à différents degrés entre deux pôles entre lesquels la présence peut faire obstacle et suivre le flux à différents degrés. Ainsi, le cyclone n’est pas vivant au sens classique du terme, et pourtant dans le couplage d’un taux d’humidité et d’une température, se forme un mouvement puissant, aspirant à son mouvement ou éjectant ce et ceux se trouvant sur son passage. Ainsi ni les choses ni l’animal ne se définissent en isolation. Si le verbe être se rapporte à la vie dans sa définition biologique, je m’intéresse ici au verbe exister. Exister et faire exister au monde, c’est d’abord être et mettre en mouvement. Dit autrement, et dans les mots de Giorgio Agamben, vivre c’est exister en passion (2009), c’est être traversé par ces choses qui nous meuvent et nous émeuvent.


Par instruction et pour reprendre Bloch, il s’agirait de l’accumulation d’informations qui vient transformer, donner forme à un autre rapport au monde. Mais cette assimilation d’information n’est pas tant à entendre en termes de contenu d’information, comme une information qui détiendrait un message. Le message n’est pas dans l’information, l’information dans son passage est message, comme le médium l’est dans la formule de Marshall McLuhan. L’accumulation d’informations permet une meilleure compréhension du monde et donc d’agir sur le monde. Cela dit il ne s’agit pas de comprendre l’entité étudiée comme agent capable de transformer son environnement à la force d’une volonté (Morgan 1868, 262). L’individu n’est pas produit d’un invidualisme, mais penser plutôt l’individu comme produit d’une perpetuelle individuation, d’un individu en flux constant au milieu. Ainsi, les notions d’inné et d’acquis se dissolvent dans ce processus de devenir-au-monde. L’être est avant tout, pour reprendre la formule de Tim Ingold, un organisme-dans-son-environnement qui ne peut en être extrait (2013). Mais contrairement à l’approche résidentielle qui pose l’ontologie comme “savoir performatif” qui consiste en une connaissance en action, précédent à l’épistémologie1 (Ingold 2013, 347), ni comme l’approche Descolienne qui pose l’épistémologie — qu’il définit par ailleurs comme représentation du monde ou plus exactement comme schème— comme ce qui précède à l’ontologie, ici épistémologie et ontologie s’informent continuellement (2005).


Épistémologie et ontologie, tout comme les notions de théorie et de pratique, sont sur un plan d’immanence radicale, où l’un et l’autre sont indissociables. De la même manière, l’humain est ici indissociable du milieu, c’est à dire des relations qui l’informent. Ainsi, si épistémologie et ontologie, humain et milieu sont sur un même plan d’immanence, le terme de représentation qui vient parfois s’accoler à celui d’épistémologie me paraît maladroit. Si la présence au milieu est à la fois mouvement et intention, épistémologie et ontologie, il n’y aurait pas de représentation d’une ou de présences, mais plutôt une expression d’expériences au milieu, c’est à dire de reproduction d’un geste dans la matière, qu’il s’agisse de la surface de la terre, à l’instar de l’anthropocène, époque Terrestre caractérisée par une activité anthropogénique, où des résidus plastiques et radioactifs se retrouvent dans les strates sédimentaires (Walters & Al, 2016) ou d’une surface de papier. Le geste vient s’imprimer dans la matière, et cette impression fait geste à son tour (c’est pour cela que l’on parle ici de reproduction) en ce qu’elle intervient sur la trajectoire d’un autre individu.


Cette trace d’un geste inscrit dans le creux de revêtement de terre ou de chaire, peut devenir ce que Agamben appelle signature, creusée par l’effectuation de gestes similaires et répétitifs. Par leur renouvellement, ceux-ci viennent actualiser une relation au milieu et établir ou renforcer ainsi une modalité du pouvoir, un habitus dont les effets et les traces s’inscrivent dans le tissu social, ou la croûte terrestre. La trace ou la signature est donc celle d’une friction d’une posture éthique au milieu et d’une fiction sociale instituant un modèle, une manière de se comporter devant l’autre ou au monde, normalisant une ligne de conduite et ses effets (Agamben, 2009). Nous considérons donc ici ce que nous appelons dans le langage courant “réalité” avant tout comme expérience, produit d’une relation située et réflexive entre individu et milieu. La vie suivrait alors un mouvement non pas auto-poétique, mais sym-poétique, c’est à dire d’un processus de co-formation du mouvement, informé d’une multiplicité de relations (Haraway, 2010).


Si nous sommes complices d’un régime écologique que nous entretenons par nos gestes, se pose la question de quel rapport entretenir au milieu, quels gestes entretenir aux choses non-vivante et pourtant si animante. Cela nous amène donc à considérer les implications éthiques de cette proposition sur ce que vivre au milieu, avec le non-vivant veut dire.


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